J’arrive à la gare de Leiden. Mon père est là, vêtu d’un grand manteau noir et d’un béret basque. Il m’attend sur le quai avec son vélo. Je descends et m’installe derrière lui. On part, le soleil se couche. C’est l’hiver, le vent me perce. J’observe de bas en haut le dos sombre de mon père, une infime partie de sa nuque dénudée, puis son béret noir. Je sors mon appareil, fais contrepoids et photographie.
Cela fait plus d’un an que je le prends en photo. J’ai mis des mois avant de lui confier qu’il était ma thématique et de lui demander si je pouvais continuer. Il avait accepté, amusé par l’idée d’être un sujet de travail photographique. Quelque part, ça lui confirmait que son choix de vie était sans doute le bon. Ça emplissait un peu plus son ego. Pour ma part, ça le rendait plus intéressant. Face à l’appareil, il était quelqu’un d’autre. Une personne à laquelle je pouvais accéder. Une personne complexe. Narcissique et malheureuse. Bientôt, je présenterai mes images lors de l’exposition de fin d’année.
Un jour, dans une pièce de l’école, alors que je sélectionnais les photos prises de mon père, un professeur d’une autre section les avait survolées. Les clichés l’intriguaient. Il ne connaissait pas mon thème et m’avait demandé : « Elles sont intéressantes tes images, tu l’as rencontré où, ce SDF ? »
Surprise, je lui avais répondu qu’il s’agissait de mon père et qu’il n’était pas SDF. Il était terriblement gêné. Je tentais de le rassurer et lui formulais que ce n’était pas grave, que ça prêtait effectivement à confusion, mais en vain. Plus tard, lorsque j’y avais réfléchi, je comprenais l’expression épouvantée de ma mère quand je lui montrais mon travail. C’était dur pour elle de voir ce que son ancien amour était devenu. Ses beaux accessoires, ses costumes élégants ne suffisaient plus, il n’était tout simplement plus beau à voir. La phrase m’avait ouvert les yeux, car je ne m’étais jamais rendu compte que mon père avait l’air d’un sans-abri.
No Comments