Tant d’amour, trop d’alcool : grandir dans une famille d’alcooliques : Il est là, dans les bonnes librairies, depuis quelques semaines, ce premier roman autobiographique de Pieterke Mol « Ça va n’aller ». Je l’ai reçu comme un uppercut. Des histoires d’alcoolisme, de l’alcool qui ravage le cercle familial, on en connait tous. Faites le compte, combien de personnes malades ou mortes de l’alcool dans votre cercle proche ? chez moi, un deux trois quatre… le plus souvent les hommes. Combien de victimes, un deux trois quatre cinq…plus et encore et encore. Et les dégâts sautent de génération en génération.
Comment grandir, comment échapper à cet enfer et se construire quand on y a baigné depuis l’enfance ? Tant d’amour et trop d’alcool. Comment s’en sortir, comment tenter d’en sortir ? C’est l’enjeu de ce premier roman édité à compte d’auteur, grâce à un crowfunding, lancé après deux ans sans parvenir à décrocher un contrat d’édition. Et pourtant, ce livre trouvera ses lecteurs, c’est certain.
Comment s’en sortir ? par l’art, la photo et l’écriture. Pieterke Mol, une jeune femme d’une trentaine d’années a sauté les pieds dans le plat. Volontaire, crâne. « Depuis longtemps, je savais qu’un jour je ferais quelque chose de tout ça » dit-elle. La petite princesse a grandi avec un père qui carburait au whisky, plus tard au vin rouge. Son beau-père, c’était la vodka, dans une assuétude affichée et festive. La mère ce fut le porto, et la narratrice, des clopes et de la bière pour supporter l’insupportable. Dans cette famille, seule Lili la chatte ne buvait pas.
Tout ce manège tourne vite, comme la vie, tout ce manège tourne mal. Les parents divorcent, la fille ne voit plus son père qui l’enferme pour aller picoler ou l’abandonne sur un quai de métro. Elle le retrouve sept ans plus tard. Elle va le revoir aux Pays-Bas de temps à autres. Elle est étudiante en photo, et doit préparer un travail. Elle photographie son père. Un prof lui demandera « Tu l’as rencontré où ce SDF ? ». Le beau-père lui succombera au « shot de trop », une bouteille et demie de vodka. Puis la mère qui a sombré peu à peu. Dans cette famille, l’alcool a provoqué une hécatombe. Lili la chatte, elle aussi s’est laissé mourir, un mois après le décès de la mère.
Par la photo, par la littérature, la jeune femme a trouvé le recul et le courage nécessaires pour témoigner, sans fard, sans protection. Le récit est trash, à courtes phrases, drues, poignantes, les scènes sont saisissantes, avec des mots de tous les jours pour dire l’alcoolisme dans sa banalité, sa laideur et sa cruauté terrifiantes. Le mystère et la force de l’appel du poison. Impossible de décrocher, le verbe de Pieterke Mol vous happe. C’est un cri de vérité, c’est un coup de poing, un cri de liberté : « Je suis cette fille qui cherche. Elle cherche une attitude. Indépendante. La liberté de l’instant. De ce qu’on attend. Elle ne veut personne. Affranchie (…) Elle rêve de courir aussi vite qu’un lièvre. Que nul ne la retienne. Car elle se souvient que même la personne qui vous veut le plus de bien peut être la plus dangereuse et vous priver d’évasion. Et si cette personne, c’était vous ? »
Photographier, écrire, l’art est une piste de résilience. Le voyage aussi. Un an après le décès de sa mère, la narratrice part en Australie. Là -bas, elle gardera des mômes et des vaches, se trouvera des comparses de roadtrip. Là-bas se poursuit le travail de deuil, et là s’accomplit un trajet d’émancipation. Loin de son histoire familiale, des souvenirs ressurgissent, des miroirs se tendent, une prise de conscience se fait. L’écriture devient plus ample, plus riche, comme si elle s’était libérée d’un étouffement, de l’urgence du « sauve-qui-peut-ma vie ».
« Ça va n’aller » n’est pas seulement un récit, il est aussi une approche très sensible de la relation de l’enfant avec ses parents toxicomanes. Comment les aimer, ces parents qu’on doit arracher du canapé ou ramasser à la rue pour les porter jusqu’à leur lit ? qu’il faut soigner et protéger alors que ce devrait être l’inverse ? Pieterke Mol évoque principalement le lien avec sa mère. Cette maman érigée en héroïne et modèle, dont elle n’a pas voulu voir l’alcoolisme, cette maman qui avait l’alcool cruel ou collant. L’amour et la demande d’amour éclatent dans des scènes où se débattent la mère et la fille bourrées. Une relation d’amour ambivalente, chargée de culpabilité. Si je n’étais pas nulle, se demande Pieterke, peut-être aurait -elle arrêté et fait la cure qu’elle me promettait de faire, du bout des lèvres.
« Mon cœur a été arraché, ma mère l’a emmené avec elle. Et je ne sais même pas où ». Comment se dégager de relations fondatrices et hautement destructrices, comment se débattre et se construire entre colère et amour ? La mère, défaillante ou pas, on la garde en soi pour toujours. Pour le meilleur et pour le pire. Et la narratrice ne s’épargne pas, se sait alcoolique. « Ça va n’aller » est aussi et enfin une exploration de la dépendance alcoolique. Au début l’alcool est la solution, « à partir de quand devient-il le problème ? » Le coup d’essai courageux et réussi de Pieterke Mol trouvera ses lecteurs, c’est certain.
Extrait : « Tu es arrivée au café complètement saoule. Mike t’a servi un porto parce que tu es une habituée. Tu as basculé de ton tabouret puis tu t’es couchée sur la banquette en bois. On t’a gentiment conseillé de rentrer chez toi. Tu es sortie et t’est dirigée vers le night shop où tu as acheté quelques bouteilles de vin. Tu as traversé la rue, puis tu t’es écroulée sur le trottoir. Un attroupement s’est formé autour de toi. Tu perdais beaucoup de sang jusqu’à ce qu’on s rende compte que l’hémoglobine s’était confondue au vin (…) Tu couvrais le sol accompagnée d’une flaque rouge ruisselante (…) Prévenue par un inconnu, la fille se rue aux urgences où elle retrouve sa mère « petit animal apeuré » avec sept points de suture. La ramène à la maison et la met au lit. « La mare rouge m’obsède. Je me demande si elle st encore là. Ton sang marqué sur le sol. Insinué dans chaque brèche de béton, de la terre, des strates, du monde (…) Je termine ma bière, rallume une clope, chope mon appareil et sors. Je flashe ta signature vermeille. Je la trouve belle. Sans détour ».
Image de Françoise Nice. L’article original ici.
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